11. déc., 2017

Gestion de la demande de Justice, quelle place accorder à la Justice coutumière...

INTRODUCTION

La gestion de la demande de justice est un objectif primordial dans la construction d'un pays. Elle contribue à favoriser l'harmonie sociale. Nos pays africains en développement économique et social sont en pleine recherche d'un système de justice assurant cette évolution sociale harmonisée. Mais ce parcours n'est pas aisé puisque jalonné de multiples difficultés, et contradictions à solutionner.

Le nœud central d'interrogation dans cette construction systémique est de savoir si l'architecture judiciaire et ses procédures à mettre en place, doit s'appuyer simplement sur un modèle de fonctionnement hérité de la période post coloniale, et bâti selon les principes du droit dit moderne ( forme de justice appelée alors formelle); ou faudra-t-il aller plus au-delà, et entrevoir une ouverture de ce système judiciaire actuel, à une intégration de pratiques juridiques tirées du vécu culturel fondateur des sociétés et communautés africaines (forme de  justice appelée informelle, ou coutumière).Tel est donc la question ?

Mais entendons-nous d’abord sur les définitions, avant d’avancer dans l’analyse. Ainsi par définition dans un sens large les termes de justice coutumière[1] peuvent se comprendre selon différentes  appellations en usage : justice traditionnelle, ou justice informelle par opposition à la justice formelle étatique.

En pratique la justice traditionnelle est plus comprise comme celle rendue selon les règles coutumières spécifiques aux différentes communautés. Et la justice coutumière celle rendue par les tribunaux coutumiers c’est-à-dire ceux intégrés à l’organisation judiciaire formelle mais appliquant les règles  de la coutume.

Maintenant après ces définitions, il se trouve  posé la question du choix intégrateur ou non des méthodes et procédures de la justice dite informelle à la justice formelle ou moderne.

C’est aussi à ce même niveau que se pose le lien possible de cette justice coutumière avec les normes internationales. Mais recherchons d’abord la solution à la question préalable de l’intégration. 

Cette question se pose parce que cette justice formelle ou moderne dans son intervention ne garantit pas dans sa forme, ses méthodes, et sa pratique usuelle l'objectif d'harmonie sociale  qu'elle a le devoir d'assurer aux populations par son service. Et d’autre part cette justice  institutionnelle étatique africaine ne représente par son contentieux qu’une partie encore minoritaire du règlement des conflits en raison de la désaffection et non adhésion des populations à son égard.

Diverses situations expriment cette disharmonie à savoir d’une part: le caractère méconnu de ses règles, ses procédures couteuses, le cérémonial incompris qui la caractérise, ses sanctions culturellement inadaptées (prison).

D’autre part également la grande majorité des citoyens lui confère un caractère exogène:

    • en raison du droit applicable et de l’organisation judiciaire la caractérisant, considéré comme étranger par ses origines.

    • également, du fait des valeurs qu’elle incarne et des fictions que le droit qu’il met en œuvre applique, à savoir : individualisme, influence de l’Etat, mythe de l’intérêt général, de la représentation nationale, de la personnalité juridique, de l’égalité, de la responsabilité, du consensualisme dans le contrat, de l’incidence de la propriété foncière.

    • Enfin du fait de sa langue de rédaction et d’expression constituant une barrière en plus, un signe de la différence culturelle.

C'est donc pour la solution de ces causes de disharmonie que nait le besoin de recherche d'une voie d'intégration progressive des principes de la justice informelle à cette justice formelle. Mais également pour pouvoir assurer parfaitement la solution de la demande de justice des populations par un système efficace et admis par tous,

MAIS D’ABORD QUEL EST L’INTERET DE LA JUSTICE COUTUMIERE POUR LES POPULATIONS

La justice traditionnelle ou informelle a toujours existé et selon des caractéristiques profondément ancrées dans le vécu des populations qui s'y reconnaissent comme marque identitaire. La justice coutumière en effet repose sur le droit traditionnel qui dans ses fondements tire sa source et son autorité des croyances religieuses et des rituels de la communauté fondatrice. Sa préoccupation première  a toujours été la gestion des membres de la communauté et de l’harmonie sociale.

Car dans l'Afrique précoloniale ce système de justice qui prévalait visait moins à châtier les malfaiteurs, mais plutôt cherchait à remédier aux conséquences de leurs actions sur les victimes. Les sanctions étaient alors de nature compensatoires plutôt que punitives. L'une des principales fonctions du droit africain précolonial était de rétablir l'équilibre social communautaire. Tout cela s'expliquait par la conception sociale de vie communautaire, dont le postulat de départ faisait dépendre l'humanité de chacun à l'humanité de l'autre, car "ce sont les personnes qui font qu'une personne est une personne"; on dit par exemple au Sénégal que "l'homme est le remède de l'homme".

Par conséquent face à une infraction, un trouble de l'ordre social, on tente de réparer les dommages, de remédier aux torts commis, de réparer le préjudice subi par la victime. Il y a donc une attention à la victime, et ainsi la réparation exige que l'on prête attention à ceux qui souffrent, car elle reste impossible si une des parties du litige est lésée. 

Cependant la colonisation a entrainé le remplacement d'une partie du droit africain d'alors appelé coutumier, par un système basé sur la rétribution[2] et qui est culturellement inadapté. Et ce système comporte ses limites.

Toutefois malgré ce fait historique, la justice dite traditionnelle perdure cependant, et se caractérise par une plus grande proximité avec les populations ; elle constitue leur premier recours. Car les dispositifs informels (chefs traditionnels, institutions religieuses ou communautaires…) sont présents dans toutes les formes d’implantation humaine, dans le plus petit hameau des pays.

Par contre les mécanismes de justice formelle étatique (police, justice administrative, tribunaux, avocats) sont plutôt présents dans les zones urbaines, d’où une non proximité géographique avec les populations.

Et alors de par cette proximité de cette justice traditionnelle, celle-ci absorbe une grande partie de la demande de justice, née du règlement des conflits. Et ainsi elle assure toujours la fonction de gestion de la cohésion sociale, sans apport contributif de l’Etat. Car malgré leur apport, les systèmes de justice traditionnelle ne doivent pas leur existence ou leur viabilité à l’Etat.

Dans la pratique donc, la justice étatique est ainsi incapable actuellement d’assurer une réponse totale et parfaite à toute la demande de justice des citoyens. Ainsi pour la majorité des habitants les besoins en termes de justice sont pris en charge hors les services de l’Etat.

Toutefois la Justice coutumière malgré sa force née de sa proximité avec les citoyens et alors qu’elle est  toujours en charge de la grande majorité des besoins de règlement des conflits ; elle reste cependant sous-estimée et faiblement reconnue par  le pouvoir étatique. Ainsi aujourd’hui les  mécanismes de justice informelle  ne bénéficient donc qu’à des degrés inégaux  d’une intégration aux services de l’Etat. Alors que l’intérêt des populations, résulterait d’une synthèse  entre les deux modes. Il demeure donc en conséquence, une coexistence entre les deux modes de justice. 

LA REALITE DE LA COEXISTENCE DES DEUX SYSTEMES DE JUSTICE  

En effet présentement la relation entre les mécanismes informels de justice et les institutions judiciaires du secteur formel étatique, est soit mal intégrée, soit négligeable.

Toutefois les dispositifs de justice informels et c’est aussi leur force, se sont adaptés aux nouvelles dynamiques du pouvoir contemporain tout en gardant leur pertinence.

Et au vu  de l’importance  des apports des systèmes informels basés sur la coutume ou la tradition,  des voies  de réforme du secteur de la justice formelle doivent exister pour les prendre en compte.

C'est pourquoi face aux limites relevées de la justice moderne et de la désaffection et non adhésion des populations, il s'impose de réussir à trouver par une recherche, les voies d'intégration à la justice formelle, des mécanismes juridiques, culturels, bénéfiques et compatibles, de la justice traditionnelle.

Une difficulté dans ce travail de combinaison peut cependant résulter d’une différence des caractéristiques entre les deux systèmes.

  • En effet une différence se trouve au niveau du fondement, car la justice traditionnelle  s’appuie  plus sur les croyances religieuses, avec forte référence au sacré d’une part, mais aussi au niveau de  la finalité (voir le tableau illustratif ci-dessous).

  • Une autre différence également dans le traitement des infractions. 

Ce tableau suivant démontre les différences d’approche à  titre comparatif et illustratif :

Fait justificatif des poursuites, parties intervenantes et objectif poursuivi

Approche de la justice pénale traditionnelle

Approche de la justice pénale moderne

Définition du Crime ou délit

Préjudice causé aux victimes et à leur famille dans un cadre communautaire

Infraction à la loi

Parties concernées

Victimes, auteurs des faits, collectivité et autorités sociales

Auteurs, autorités judiciaires

But recherché

Dédommagement et remise en état du tissu social

Réduire l’incidence future de la criminalité, assurer la réinsertion sociale, le châtiment, la dissuasion

visée, finalité

Garantir la Paix sociale

Assurer l’ordre même par la contrainte

Le souci permanant de la gestion de la qualité des rapports sociaux, qui constitue la finalité même de l'action de la justice traditionnelle, ne résulte donc pas du fonctionnement de la justice moderne.

Mais le travail d’intégration pour réussir aussi, doit se fonder sur la réduction des aspects différentiels pour trouver des voies de convergence.

 

Il existe tout même de bons exemples d’intégration des systèmes  formels avec les  systèmes informels surtout en Afrique australe : Botswana, Lesotho, Swaziland… où les chefs traditionnels sont bien intégrés aux structures du pouvoir formel.

Par exemple dans les pays africains de common law, l’arbitrage coutumier est reconnu comme mécanisme de règlement judiciaire et garantie par le système formel. 

C’est dans l’espace francophone africain que la cohabitation n’a pas été des plus aisées.

Toutefois des lignes de convergence sont à rechercher pour asseoir cette recherche d’intégration.

CONVERGENCES ET COMPLEMENTARITE A RENFORCER AVEC LA JUSTICE FORMELLE ET RELATION DE LA JUSTICE COUTUMIERE AVEC LES NORMES INTERNATIONALES

Une possibilité d'assurer le mariage de ces deux modèles de justice formelle et informelle, est d'user à cet effet des principes de la justice restauratrice ou réparatrice. En effet la justice réparatrice en tant que théorie vise à remédier aux défaillances du système judiciaire actuel afin de trouver de nouvelles façons d'administrer la justice.

Et cette justice dite réparatrice est un modèle qui dans l'histoire universelle a dominé la justice pénale depuis toujours. C'est pourquoi elle recèle de parfaites lignes de convergence avec la justice traditionnelle africaine. Et présentement d'ailleurs  on constate le retour aux pratiques de justice réparatrice qui sont déjà depuis toujours incarnées dans les pratiques traditionnelles.

Car la justice réparatrice vise l'équité sociale en  se préoccupant de la nature des rapports sociaux qui existent entre les particuliers, les groupes, et les collectivités, avec l'objectif de raccommoder le tissu social, en se concentrant pour cela sur l'infraction, le contexte, et les causes de celui-ci. Le souci est alors de préserver la dimension sociale, en visant l'avenir des relations en explorant les voies de transformation qui garantissent la paix.

C’est aussi cela la mission de la justice traditionnelle. Et la justice traditionnelle africaine dispose donc de ressources parfaitement compatibles avec cette vision. C’est d’ailleurs pourquoi, une piste d’utilisation de la justice traditionnelle, a aussi été celle de la justice transitionnelle (justice favorisant la réconciliation sociale post conflit). 

En effet les mécanismes sociaux traditionnels en Afrique offrent des ressources importantes et utiles à la gestion des conflits; et c'est pourquoi il nait un intérêt d'user de ce fort potentiel pour créer un cadre de réconciliation par le processus de la justice dans des sociétés sortant de conflits. Dans l'évolution donc de certaines de ces sociétés  sortant de conflits il a ainsi été estimé que les systèmes de justice traditionnelle peuvent être adoptés et adaptés afin d'élaborer des réponses appropriées conduisant à asseoir une réconciliation sociale.

Il a été nécessaire pour cela de rechercher une combinaison créative des principes de la justice formelle d'avec celles de la justice traditionnelle; une expérience pratique de la formule en matière de justice transitionnelle, a été tentée par exemple au Rwanda avec les "gaccaca".

Il est donc avéré que les mécanismes de justice informelle sont donc fort utiles pour consolider la paix post conflit, faciliter la réintégration, et tout le processus curatif cela grâce à une forte implication de la communauté. 

Mais ces ressources de la justice traditionnelle sont encore utilisables de manière plus généralisée dans le système judiciaire formel (en ses procédures courantes)  et il doit être poursuivi la recherche à ce titre pour y arriver. 

La limite certes est que ces pratiques traditionnelles de résolution des conflits ne sont actuellement pas réglementées, ni organisées formellement bien qu’elles se soient maintenues au fil du temps par l'adhésion des populations. Techniquement leur usage se réalise, en la forme de conciliation, médiation, arbitrage, bons offices...Elles sont ainsi utilisées dans des litiges familiaux (mariage, divorce, garde des enfants, succession), litiges de voisinage; surtout lorsque la justice formelle est inexistante, ou n'apporte pas satisfaction.

Cela permet la résolution de la grande majorité des litiges, car ces procédés sont plus accessibles que les mécanismes formels, se réalisent à moindres frais, et sont plus adaptés aux particularités culturelles ; produisant en plus d'impact sur les femmes et les enfants. Par rapport aux enfants d'ailleurs ces pratiques peuvent aisément servir de palliatifs comme alternatives à la poursuite en faveur des enfants en conflit avec la loi, et  cela pour répondre favorablement au changement d'attitude culturelle en ce qui concerne les enfants et la justice.

Tout cela fait qu'il se justifie la nécessité de rechercher les voies d'intégration de ces pratiques de la justice informelle dans la justice formelle, par une recherche de solutions d'harmonisation entre les deux systèmes.

La voie d'un meilleur accès à la justice et d'une protection accrue des droits commande cette dynamique ; ce par l'invention d'un système d'intégration des deux mécanismes de justice formelle et informelle, assurant: (1) un échange et un apprentissage sur les méthodes réciproques, (2) une coopération entre les acteurs des deux systèmes, (3) une répartition des tâches rationnelle et adaptée, (4) une ouverture et une disponibilité à travailler ensemble pour faire face aux nouveaux défis.

Les autorités étatiques manifestent encore de la frilosité sur cette voie, mais la recherche en sciences sociales, doit les aider à s'affermir dans cette voie. En Afrique de l'ouest une expérience intéressante est en cours, celle des maisons de justice, qui peut paraitre une voie nouvelle d'ouverture du système formel vers l'intégration plus généralisée des pratiques comme la conciliation et la médiation.

Mais le constat est qu'il y a encore un énorme chantier de travail ouvert sur cette question.

Au total, c’est aussi dans ce contexte qui manifeste la pluralité juridique au plan national né de la coexistence de la justice formelle avec la justice informelle, que survient aussi le lien possible entre la justice traditionnelle et les principes du droit international. En effet le lien n’est pas direct mais surviendra post intégration des principes du droit international au droit positif national régissant la justice formelle.

Car les normes du droit international intègrent l’espace national après leur  intégration par le droit étatique par l’harmonisation légale; ensuite au-delà de cette étape, survient celui de leur adhésion /acceptation par les populations, post intégration par le droit moderne étatique.

Ainsi en usant de la justice transitionnelle comme en travaillant à l’intégration de la justice traditionnelle à la justice formelle des bases d’interaction de la justice traditionnelle avec les principes du droit international vont devoir exister.

Dans l’exemple de la justice transitionnelle, l’expérience ruandaise des Gaccaca a été un moyen pratique de confronter les normes internationales à cette justice traditionnelle et la solution qui en a découlé a reposé sur voie de contextualisation par une revue des procédures et formats d’usage de la dite justice. Tout repose sur une bonne dose de créativité pour réussir le mélange des deux systèmes.

Le constat reste qu’il un énorme travail encore à faire sur ce plan. 

CONCLUSION

Deux raisons majeures expliquent l’attention nécessaire à la justice traditionnelle à savoir, satisfaire la demande de justice et réaliser l’accès à la justice au plus grand nombre, pour ainsi combattre l’impunité. La réalisation de ces objectifs exigera une intégration des modes d’action de la justice traditionnelle à la justice formelle. Et c’est dans ce processus d’intégration que les principes du droit international harmonisé avec le droit national applicable par la justice formelle auront leur effet les nouveaux modes d’action intégrés provenant de la justice traditionnelle. Le résultat en sera la réalisation d’un nouveau d’intervention plus adapté au contexte de vie et plus satisfaisante à l’attente des populations tout respectant les standards requis. Mais tout cela encore un énorme travail à réaliser.

Par Me François Diassi



[1] Le terme de coutume autrefois en usage, comporte un aspect réducteur et condescendant auquel il est plus préféré aujourd’hui l’appellation droits traditionnels. En fait son usage s’est expliqué par le fait que ce droit traditionnel africain d’essence non écrite a exigé pour son application par l’autorité coloniale d’être écrit dans des recueils appelés coutumiers, comme fit le Roi de France au Moyen Age pour la rédaction la coutume

[2] La rétribution se trouve opposé à la compensation au regard des finalités recherchées par l’un ou l’autre système.